L’heure bleue
Bernard Collet
juin 2014
« Tu connais l’heure bleue, demande le personnage de Reinette dans un court métrage d’Eric Rohmer, en fait c’est pas une heure, c’est une minute, juste avant l’aube. Il y a une minute de silence ». Dans son film Le Rayon vert, Rohmer évoque aussi la minute où le soleil disparait dans la mer et que se produit sur la ligne d’horizon ce phénomène optique rare, ce minuscule point vert. Comment de tels phénomènes n’enchanteraient-ils pas les cinéastes et les photographes, eux pour qui la lumière et le temps doivent être captés dans la fraction de seconde ?
Le travail photographique de Juliette Parisot traque cette conjonction entre la lumière et l’instant, cette « heure bleue », ce moment d’intensité lumineuse si particulière qui, à l’aube ou au crépuscule, recouvre tout d’un voile bleu. Elle attend. Elle contemple la lumière. Elle photographie les ciels.
Pourquoi le ciel est bleu ? Question de l’enfance, toujours un peu sans réponse, quand les adultes répondent d’un embarrassé « c’est comme ça » et approfondissent le mystère, même s’ils savent les effets de la diffusion de la lumière solaire, son voyage sous forme d’ondes de différentes longueurs, cette pénétration dans les molécules d’air des ondes très courtes qui font naître le bleu, le violet et l’indigo. Juliette traque des ciels purs, sans poussière, quand l’humidité est minimale, dans les hautes pressions du printemps et de l’automne comme elle saisit aussi les horizons bleus, ces couches d’air froid juste au-dessus de la mer.
L’originalité de son travail vient du procédé même de la prise de vue, cette sensibilité maximale de l’appareil pour aller jusqu’à l’apparition d’une texture de l’image, une sorte de trame à la limite de la pixellisation, exercice difficile quand on sait que la lumière est captée au moment même de son basculement. D’ailleurs, cette matérialité de la photographie argentique, cette
alchimie, peut être comprise de façon métaphorique à l’heure de sa disparition au profit de l’image numérique, maintenant que la photographie ne se crée plus par un processus matériel mais grâce à un langage. C’est cet effet de texture de l’image qui amplifie alors son abstraction. Les ciels, les horizons et les nuages se tiennent aux portes de la figuration, dans cet entre-deux de la perception qui est celui précisément du chien et loup, quand on ne sait plus très bien si c’est encore le jour ou déjà la nuit. De cette contemplation fugace du phénomène naturel, elle réussit à saisir des images qui surprennent par leur degré d’abstraction. Des images qui par leur grain, cet effet de trame sur une toile, se mettent à tutoyer la peinture, et celui qui les regarde ne s’étonne pas de voir surgir dans sa mémoire visuelle le bleu des ciels peints par Nicolas Poussin ou Mantegna.
Elle les montre dans une abstraction picturale très contemporaine, dans ce paradoxe visuel de monochromes dans lesquels persistent, aux marges, les traces d’une figuration. Car ce sont bien des nuages que nous voyons, même si parfois, comme deux vides qui se côtoient, le bleu et le blanc délimitent des espaces imprécis et troublants.
Certes Juliette Parisot photographie le réel, elle capte le bleu déposé comme un voile sur les murs des villes, les rues, les paysages, cet envahissement bleuté posé sur la peau de toute chose visible dans les dégradés de bleus et les ombres, mais elle choisit surtout de photographier des ciels un peu vides, avec ces nuages blancs qui rassurent aux marges du cadrage. Des nuages présences qui permettent de ne pas être totalement aspiré par la profondeur abyssale du bleu. On les suit d’une photographie à l’autre, sans cette appréhension bien connue de ceux qui font des puzzles, les ciels purs, uniformément bleus, les ciels sans indice. Et lorsqu’elle les assemble bord à bord en de grands polyptiques ils dessinent alors une carte imaginaire où apparaissent des rivages et des continents. Comme sur une carte ouverte se déploie un leporelo étrange où l’œil cherche son chemin, où s’ouvre la possibilité des voyages et du rêve.
On entre alors avec elle dans ce voyage du regard, ce voyage intérieur à la fois lent et instantané, paradoxal dans sa brièveté, fait depuis chaque partie du monde où elle observe les ciels et les photographie, que ce soit à Paris, Lyon ou Tanger. Ce sont les mêmes ciels à cette heure précise du basculement de la lumière, à cette heure de dématérialisation des choses une fois recouvertes de cette couleur bleue qui sublime le vide, allège les formes et ouvre l’esprit au calme et à la contemplation. Instant rare et délicieusement attendu où la frontière est floue entre la conscience en éveil et l’inconscient. Elle photographie alors un bleu qui peu à peu perd de sa transparence pour s’assombrir, s’intensifier. Un bleu foncé, un peu mélancolique, qui porte déjà en lui les signes de son aspiration vers l’obscur. Un bleu entre l’azur et l’indigo, couleur à la fois lumineuse et sombre, fascinante et fragile.
Oui, des ciels s’assombrissant. Mais est-ce vraiment cela qu’elle nous montre dans la série de l’Heure bleue ? N’est-ce pas au contraire ce qui n’apparaît pas à l’image et qui s’impose à notre regard dans un léger décalage ? N’est-ce pas la lumière elle-même. Sa force et sa violence. Le souvenir de l’éblouissement d’une aube naissante. L’incendie rougeoyant et solaire du couchant.
Ne pas peindre ce qu’on voit, disait Monet, puisqu’on ne voit rien, mais peindre ce qu’on ne voit pas. Photographier des bleus sombres pour designer autre chose, en pleine et aveuglante lumière, cette seconde de feu du regard, un feu nourri de mélancolie et de rêverie certes, mais un feu d’incendie. Montrer cet instantané rare au cours duquel il serait possible de lire dans ses propres sentiments et ceux des autres. Cette seconde de temps suspendu pendant laquelle les personnages de Rohmer, enfermés dans leur solitude, attendaient eux aussi comme un basculement possible du destin.
Bernard Collet